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L’épaisseur du temps

(sur Cultures-paysages de Laëtitia Bourget avec une musique de Frédéric Nogray).

Tout le long de Cultures-paysages, on sent qu’il se produit comme un hiatus, comme une fine béance perceptive : ainis, devant l’image de ces deux femmes, photographiées devant ce qui fut certainement la maison de l’une d’elles, on sent que s’insinue un je-ne-sais-quoi de tenace qui « manque à sa place » ; on est confusément frappée par l’énergie d’une subtile dissonance. Mais quelle est-elle ? A première vue, pourtant, cette image est des plus claires ; on voit bien la façon dont s’entrelacent en elledeux phénomènes : le premier concerne cette photographie elle-même, une photographie dont la réalité ne fait aucun doute ; on sait qu’elle est extraite de ce vaste flot de photographies dites de « famille » : elle en a la prégnance documentaire, et surtout le climat affectueux (le regard d’une des deux femmes, adressé au photographe, témoigne de cette tendresse). Puis comme au-dessus de cela, à la surface même de l’image, notre regard perçoit tout aussi nettement ce qui ressort de la présence filigranée de Laëtitia Bourget à l’intérieur de son film : c’est la patience douce du travelling s’écartant des deux femmes, et c’est peut-être aussi cette sorte de pellicule tâchée, essaimée d’alvéoles, qui recouvre presque imperceptiblement la photographie. On dit « peut-être » car le spectateur de Cultures-paysages ne peut être certain que ce tissu troublé soit de l’intention exclusive de Laëtitia Bourget ; on a plutôt l’impression qu’elle n’est pas seule à agir : il y a le temps avec elle, la durée et son implacable pouvoir d’altération (des alvéoles, le temps en granule sans arrêt, sur nos peaux, nos images). Cependant, et si jouissive que soit esthétiquement cette incertitude (en ce qu’elle confond le geste de l’art et le battement du temps), la béance dont on parlait ne semble contenue par aucun de ces aspects ; du moins, elle les englobe toutes en les effleurant seulement, et en créant comme un troisième phénomène, une espèce de surplus sensible, aussi imprévisible que substantiel à Cultures-paysages. Mais pour saisir cela, d’une matière si fugace, il faut revenir à cette image des deux femmes, l’observer et légèrement décentrer notre regard de la première (celle que l’on regarde d’abord parce qu’elle nous regarde) ; glissons notre attention vers l’autre femme : est-elle comme son amie ? Distraitement, il le semble, mais cette affinité de leurs êtres s’estompe dès qu’on la regarde à peine plus ; enfin, la tenue de son corps est-elle normale ?  ne sent-on pas une certaine étrangeté imprimer le long de ses bras ? ceux-ci ont une mollesse curieuse : ils s’abandonnent presque inhumainement le long de ses hanches. Et ses yeux, où sont-ils ? certes, on discerne bien les deux cavités où ils devraient être, mais ils n’y sont pas ; une fine épaisseur de flou les dilue. Cette femme n’a donc plus vraiment ses yeux, et pourtant, elle a un regard ; ce regard est palpable, incontestablement ; on le perçoit, mais ce qu’on ressent surtout, au travers de sa fluidité déviée, c’est qu’il ne nous regarde pas depuis le même lieu que son amie ; cette femme, elle, est ailleurs ; son corps, ses bras d’un laisser-aller si étrange, sont ailleurs. Mais cet ailleurs – c’est tout le vertige de Cultures-paysages – n’est pas de nature spatiale, il est tressé, pétri de temps. En fait, cette femme a l’air d’être dans un autre temps que celui enclos derrière la mince pellicule photographique ; une force bizarre l’en extrait, en faisant – plastiquement – comme la détacher du fond de l’image (la petite façade, le chétif rosier derrière elle : tous objets dont elle semble s’écarter avec une fine phosphorescence charnelle) ; quelque chose en elle excède cette actualité de la prise photographique ; sa présence va plus loin que ce présent, elle déborde vers une autre dimension du temps qui n’est pourtant pas la nôtre - et le vertige se poursuit. Son corps n’est ni dans le passé, ni dans le présent : il vacille en une sorte de battement interstitiel, tout à la fois imbibé de ces deux pôles du temps, et dégagés d’eux.

Et cela, qu’on déroule d’une seule image de Cultures-Paysages, on le voit se reproduire, mais sous des nuances affectives différentes, lors de chaque nouvelle photographie s’étirant dans le flux de l’installation ; on pense à celle d’un intérieur de maison où une lampe côtoie une sorte de cumulus bleuté : le temps fait comme s’y retrousser pour laisser voir tout le mouvement aberrant de son activité. Notre regard, alors, est incessamment amené à faire l’expérience de ceci : que le temps ne fuit pas en une ligne confortablement sécable en « avant » et « après », mais qu’il grossit de lui-même, s’excroît sans arrêt en des volumes sensibles (des alvéoles, des taches, des croûtes). Autrement dit, ce qui nous est rendu perceptible, c’est que le temps n’arrête pas de tisser sa propre épaisseur ; une épaisseur dans le creu de laquelle Laëtitia Bourget découpe quelques pans, qu’elle dispose ensuite en un fluide amoncellement – de temps.

Stéphanie Eligert.